Monotypes par Pascal François
Marrakech, Maroc
Vous ne les voyez plus. Elles sont entrées. Par la petite porte du regard elles sont entrées et depuis cheminent en vous. Elles sillonnent et ce faisant, creusent, et ce faisant, labourent l’aire de fertilité de votre imaginaire.
Elles sont un appel aux récits qui sommeillent. Elles sont un appel à la transparence et à l’ombre revenues. Révélatrices de la mémoire collective, voile posé sur la circonstance et l’instant, elles ont l’insondable texture de la durée.
Elles iront se poser en quelque lieu, et de là convoqueront. La vie sur elles. Les mots sur elles.
Elles ; les images issues de l’encrier de PF, nées de ses raclages et de ses griffures, nées de ses insomnies, arrachées à ses ruptures. Pour l’heure vous ne les voyez plus. Elles cheminent. Passé un certain temps, un certain lieu, elles chutent en vous comme seules le peuvent les images de rêve. Elles vont leur destin à votre insu, rencontrant vos seuils, vos peurs diurnes, vos propres insomnies. Elles éveillent ce qui veillait, veilles vieilles, brassent l’enseveli. Vous ne les voyez plus ; elles travaillent à la secrète mesure de votre inconscient.
Vous vous coulez dans l’émotion des surréalistes tardifs. L’œuvre de PF, quel que soit le médium, prend corps dans ce retard, cette différence où il n’est pas question de faire œuvre de pionnier, où la question n’est plus du détournement des moyens, mais de leur usage expressif et impressif ; vital. Au propre, au pied de la lettre, au contact de l’outil, au prix d’une fatigue extrême, l’exténuation dans la précision radicale du geste, sa minutie répétitive, sa quête incessante. L’absolue domination de l’impératif.
Toujours il a été, sera question d’urgence sous la dictée de l’impératif créateur. Mais inédite et ravageuse est cette nouvelle donnée inscrite dans la matière : survivre. Vous ressentez cette fatigue que suggère l’effacement ; dans une égale mesure vous en recevez la force, diffuse dans l’épaisseur du contraste. Ce temps durant, d’étonnement et d’intelligence circonscrite, les images cheminent. Creusent, perdent leurs symboliques, déraisonnent.
La question du sens est levée, la lecture des signes peut se faire ardente ou sommaire, peu importe : elles cheminent. Votre conscience peut s’obnubiler en lectures, cela qui vous échappe fonde votre certitude. Le vu ouvre sur un monde intérieur – la fenêtre surréaliste, encore ? oui, elle, enfin ! – un monde intérieur qu’il vous est donné de partager, qui vous est familier, qui désormais confondu au vôtre en amplifie les résonances.
Vous vous découvrez en échappées, recoins et caveaux, vous vous surprenez à arpenter en connaisseur les étendues stériles, leurs effacements. Vous êtes du dialogue avec les fantômes. Vous éprouvez l’endurance de PF dans sa confrontation avec la pierre dont vous savez la brûlure sans savoir d’où vous vient ce savoir ; vous savez instinctivement. La forme rêvée s’impose avec une évidence soudaine, d’une égale brutalité quel que soit le degré d’encrage, quel que soit le contraste ou l’intensité de la coulée. Vous découvrez avec un soulagement tout rationnel qu’il n’est pas d’incohérence dans le film des images de rêves.
Vous voilà, dans un improbable lendemain d’une grande blancheur, comme lustré à leur contact. Vous faites l’expérience de la déprise, à la vision se substituant une autre approche – on pensera aux sens primitifs qui conduisent l’aveugle dans le désert –, et, sinon dans l’œuvre et ses contrastes, vous vous retrouvez dans cette analogie du moins. Elle est un point de départ, campement aux portes du désert, où il faudra pénétrer. Sacrifier tous repères pour parcourir le très dense réseau d’images, dense d’intensité, dépourvu de complexité : de l’ordre du plus grand danger, donc.
Laisser le sens esthétique, laisser le sens, comme l’on ôte ses vêtements pour pénétrer dans le sanctuaire, passer le seuil dénudé pour laisser parler – certains souffriront d’une soif soudaine – la seule boussole dans les vents secs et la nuit : l’immémoriale orientation des images du désir
Elles tapissent cela qu’elles alimentent. Elles répondent au silence qui s’étire sans âge ni racine en ce lieu retranché lequel par quelques rares biais – le rêve, l’image surgie, le mot tombé : autant de grâces – parfois sourde révélation alors, se rappelle à vous.
Le sens afflue sur le périmètre restreint de cette révélation, foule, refoule, révèle le vide alentour, la vanité, l’oubli, l’envers du point aveugle qui vous happe par le fond et vous hisse à la lumière. Laquelle est partout. Au moment où vous avez cessé de voir, les voyant disparaître pourtant, au moment de leur chute, lumière noire, lumière livide, l’envers du scintillement.
Vous cherchez à conserver, posséder quelque chose de leur surgissement, le renfort de la conscience, le support des mots, l’ekphrasis comme relai dans l’aveuglement. Et lorsque cesse cela, vous savez. Elles vous habitent, amplifiant de leur force désirante votre espace intérieur.
Loin du compte, en raison des combinaisons illimitées, vous sortez du compte pour embrasser le mur, fresque saturée mêlant ses blancs, ses blancs de gris, ses noirs mats et ses strates en luisance. Leur nombre suggère la concertation. Vous interrogez la sélection, les positions, les centaines de rapports sous vos yeux. PF est disert quant à cet agencement. Il peut l’être du moins. Mais l’heure est au silence, celui qui accompagne la naissance. Un sous-texte vous attend, mais pour l’heure vous êtes l’arpenteur ébloui, indécis quant au sens. Vous vous confiez aux circulations spontanées de votre regard, mesurez la rationalité incertaine de son parcours et des liens qu’il découvre/révèle selon le chemin emprunté. Vous renoncez à les mémoriser, le mouvement vous berce et sert la plongée hypnotique dans la mémoire ancestrale. Les motifs se répondent, les contrastes se disloquent, une force qui est d’ensemble l’emporte, quelque chose vous assiège, lassant, à peine le temps pour le dire.
Et puis ces silhouettes, sombres et lumineuses, et puis la sécheresse qui accuse le contraste, et la mort et les croyances, et les coutumes et les esprits. Et le cœur de PF qui bat, scansion des braves, scansion des fous, qui bat en cherchant à limiter l’emballement, qui n’est qu’emballement, car la passion sourd pour la matière, pour le geste, pour la beauté, en amont de l’art. Le lieu constelle, gagne, ses motifs en apparition-disparition, ses apnées sous l’immensité du ciel. Scansion de l’artiste qui n’a craint d’affronter ni la solitude ni l’envoûtement, ni l’amour fou.
L’adversité a pris ses quartiers, PF résiste, offre son corps séché à l’inconfort et cède à l’usure du geste répété. Dans la variation du même trouver l’exutoire à la question de vivre. Abondamment, répéter le geste pour mieux vivre du geste ou dans le geste.
S’arracher, arracher son cœur à la terre reçue, est-ce la condition de la rencontre avec les images de rêve ? est-ce la condition des impressions, qu’elles soient rétiniennes, physiques ou monotypes ? a-t-il fallu l’arrachement, la souffrance, l’exil, les pierres et cette chaleur que tu décris comme l’épreuve continue, à l’égal du froid qui également sévit, là, en ce lieu qui est l’envers du refuge ? A-t-il fallu ?
Inscrire ton œuvre dans l’histoire des formes n’a pas de sens. Tu vas aux formes comme l’on va à l’évidence, support de ton désir plus que celui de ta vision. Et figées soient-elles, elles appellent le récit, elles invitent l’histoire, la grande, l’incorruptible. Alors dans cet ordre et dans le désordre apparaissent silhouettes, ailées ou voilées, paysages, horizontaux et sériels, une flore rare, le minéral omniprésent, le ciel aussi, monstres diurnes, visions nocturnes, reliquats du rêve intermittent, interrompu. Tes images sont l’empreinte de tes insomnies.
Renvoyant qui regarde à sa faiblesse spectatrice, sa lâcheté d’être sans passion. Et qui devant ce mur d’images – autant de fenêtres, c’est bien connu et c’est pourtant un défi renouvelé – saisit son silence pour déployer les échos, les résonances, les coups frappés bas, réguliers.
Il y a certes l’objet dans ta main, de là la pression et le mouvement imprimés à sa surface sur l’autre surface. Saillance contre la plaque : griffure, trait ; plan contre la plaque : labour, labyrinthe, vague. Mais on y devine le jeu de la fièvre, deux ordres d’une même fièvre – créatrice mais physique aussi – qui imprime à la fois l’acide et la force, manière de liant entre les matières sèches.
Ton geste et sa force, les paramètres concrets de l’image à venir, pourtant née de cette nuit insondable, née aveugle de ton aveuglement gagné sur la lumière. Tes images repoussent le motif comme tu t’es délesté des convenances. Et à la mesure de ton détachement se mesure l’impact des gravures sur qui les regarde, croit les regarder, mais déjà, en est habité, irrémédiablement augmenté.
Aurélia Maillard Despont
Février 2017
C’est très joli 😘
Ceci est un commentaire du site PF